«Vladivostok, capitale de la Russie en 2050 ?»

9
oct 2014

Professeur affilié à HEC Paris, Président de la Commission Eurasie du Comité national des conseillers du commerce extérieur de la France et Dirigeant d’un fonds d’investissement, Philippe Pelé-Clamour vit depuis 25 ans entre Paris et la Russie et connait bien Vladivostok, ville en pleine transformation depuis plusieurs années. Alors que les évènements récents semblent pousser la Russie loin de l’Europe dont elle a pourtant cherché à se rapprocher depuis près de vingt ans, Philippe Pelé-Clamour croit en la pertinence d’un triangle stratégique Russie – Inde – Chine.
Il a été l’invité du Dialogue Franco-Russe le 9 octobre 2014.

Compte rendu

L’évocation en préambule de quelques éléments d’histoire et de géographie a permis de cadrer le propos. Historiquement, Vladivostok appartenait à la Chine. La ville n’intègre le giron de l’empire Russe qu’en 1858. Géographiquement, ce port militaire, où est basé le commandement de la flotte du Pacifique de la Russie, se trouve à 6430 km à vol d’oiseau de Moscou, et bien plus près de Séoul (750 km), ou de Tokyo (1050 km) et à 1333 km de Pékin. En cela, elle bénéficie d’une place privilégiée vis à vis des puissances d’Asie de l’Est.

I. Un triangle stratégique multipolaire au service d’un projet de puissance

Philippe Pelé-Clamour appuie la première partie de son argumentation, sur la notion de triangle stratégique qu’il emprunte à Lowell Dittmer et qui, dans ce cas de figure engloberait la Russie, la Chine et l’Inde. L’idée de ce triangle a d’ailleurs été évoquée pour la première fois en 1998, par Evgueni Primakov, grand diplomate russe, Premier Ministre à l’époque, spécialiste reconnu Proche-Orient.

Lowell Ditmer, professeur de sciences politique à Berkeley, a développé le concept théorique de triangle stratégique (initié par Michel Tatu en 1970), comme un moyen commode d’analyser la logique interne des relations entre les Etats-Unis, l’Union Soviétique et la Chine. Pour que la relation triangulaire s’établisse, il est nécessaire que chacun des participants reconnaisse l’importance stratégique des trois « angles » et ainsi, la relation entre n’importe quelle paire de participants sera influencée par les relations de chacun avec le troisième. A partir de là, il existe, à l’intérieur du triangle, trois types de dynamiques :

– Le « ménage à trois » représente la situation dans laquelle chacun des participants a des relations mutuellement positives avec chacun des deux autres.

– Le « mariage stable » consiste en une relation bilatérale harmonieuse qui exclue le troisième participant.

– Enfin, le « triangle romantique » est la situation dans laquelle un pays pivot joue les deux autres l’un contre l’autre.

Chacun de ces types a ses propres règles du jeu dynamique. Le passage d’un type de dynamique à l’autre est fonction des tentatives des joueurs de figer une configuration donnée au moyen de traités contraignants, ou une idéologie commune, en interagissant avec les crises périodiques qui viennent tester leurs engagements réciproques.

Pour revenir à Evgueni Primakov, c’est aussi l’un des théoriciens de la multipolarité. La vision stratégique russe d’un monde multipolaire est une vision réaliste et pragmatique des relations entre les puissances qui accorde une place centrale à l’ONU comme garant de la stabilité internationale. À cet égard, on doit souligner que le siège permanent dont bénéficie la Russie au Conseil de Sécurité est un véritable attribut souverain de sa puissance. Si dans un premier temps l’Inde et la Chine n’adhèrent pas à ce triangle, elles vont être conduites à l’intégrer du fait de la position des américains en Irak, qui contourne l’ONU pour envahir ce pays. Ces trois puissances émergentes d’Asie vont d’abord se rencontrer pour adopter une stratégie afin de contrer la position américaine.

C’est en 2005, à Vladivostok que ces rencontres commencent à devenir des consultations trilatérales autonomes, ce qui va permettre de réunir leurs visions convergentes contre toute forme d’unilatéralisme. Le triangle constitue pour la Russie un scénario de repli stratégique en cas de conflit ou d’exclusion de la part des Etats-Unis. Une telle stratégie est envisagée dans la mesure où au moins les deux tiers de la société russe considèrent qu’il est difficile de construire un axe avec l’Ouest dans lequel la Russie n’est pas suffisamment considérée comme puissance de premier plan. À cela s’ajoutent l’avancée de l’Union européenne à l’Est et la présence significative de l’OTAN aux portes de l’Ukraine et de la Biélorussie. Le développement de cette configuration avec Delhi et Pékin est donc, aux yeux de la Russie, moins une coalition anti-américaine qu’un contrepoids à l’Union européenne et aux Etats-Unis, ceci pour équilibrer les relations internationales, avec l’objectif que les puissances émergentes puissent faire valoir leurs intérêts nationaux. Le poids réel de la Russie, de l’Inde et de la Chine, et plus largement des BRICS n’a pas été pris en compte dans le système de gouvernance mondiale. Un nouveau mode de gouvernance est à envisager, mais il effraie les dirigeants occidentaux.

La Russie recherche d’autant plus à intensifier son rôle au sein des relations internationales que la manifestation des intérêts régionaux en Géorgie, au Kazakhstan ou tout récemment en Ukraine ont suscité des « révolutions de couleurs » et ont réduit l’influence russe à ses frontières. En réponse, les dirigeants russes œuvrent activement à la préservation des frontières occidentales de « l’empire Russe » par un repositionnement stratégique sur l’Asie centrale et notamment sur deux pays majeurs sur le plan énergétique que sont le Kazakhstan et le Turkménistan. Le contrôle de l’espace post-soviétique apparaît déterminant dans l’entreprise de construction d’une identité eurasiatique telle que les Russes la perçoivent.

Si toutefois une rupture devait survenir au sein du triangle russo-sino-indien, Philippe Pelé-Clamour l’envisage selon trois aspects. D’une part l’importance accordée à l’Ukraine par l’exécutif et le peuple russes comme élément clé dans la politique d’union douanière et d’union eurasiatique pourrait fragiliser le triangle. Les dirigeants russes cherchent en effet à conserver impérativement une influence sur la partie orientale de l’Ukraine à minima. Le second point de rupture se situe dans la traditionnelle hantise que constitue l’OTAN pour les Russes. Un effort est à fournir afin de créer le dialogue entre la Russie et l’OTAN, mais aussi d’en revisiter l’esprit et le fonctionnement. Enfin, les accords de libre-échange, qui sont dans une phase de négociation avancée entre les Etats-Unis et l’Union européenne sous le nom de Transatlantic trade and investment partnership, et dans la zone Asie-Pacifique avec le Trans-pacific partnership (qui représenterait 800M d’habitants et 40% de l’économie globale), pourraient fortement isoler la Russie, si la Chine décide un jour de s’y rattacher.

II. Les relations entre la Russie et son Est

La Chine et la Russie partagent 4 300 km de frontières et sont partenaires au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC) et des BRICS. L’OCS sert en particulier d’outil d’influence pour la Russie et la Chine vis-à-vis de leur étranger proche et d’outil de développement vis-à-vis des autres pays asiatiques. C’est un renfort aux diplomaties russe et chinoise pour rallier les états à leurs visions du monde. Sur le plan démographique, les échanges entre les deux puissances sont nombreux, notamment dans les zones frontalières. Les populations se déplacent facilement d’un côté comme de l’autre, notamment pour commercer. Les Chinois en Russie représentent la première population étrangère avec plus d’un million d’habitants sur les 6.7 millions d’habitants vivant dans l’Extrême-Orient russe, ce qui est non négligeable. À terme, les Russes devront penser une stratégie de repeuplement de la région.

Sur l’aspect énergétique, le groupe russe Rosneft, premier groupe privé pétrolier russe, a signé en juin 2013 un contrat de 365 millions de tonnes de pétrole pour 270 milliards de dollars sur 25 ans avec la CNPC. Puis c’était autour de Gazprom pour le Gaz en mai dernier avec une transaction record de 400 milliards de dollars. Ces contrats vont requérir d’énormes investissements en termes d’infrastructures. La Russie déploie d’importants moyens ces dernières années pour réorienter ses exportations d’hydrocarbures de l’Europe vers l’Asie (oléoduc VSTO et les deux gazoducs Altaï et Hei-longjiang). Les risques potentiels liés à ces contrats, en particulier le risque de change, demandent certaines précautions. L’annonce fin novembre 2013 de la création d’un marché à terme du pétrole dans la nouvelle zone franche de Shanghai est une avancée en ce sens. Le nouveau marché géré par la société Shanghai International Energy Exchange Corp. et ouvert aux intervenants étrangers doit traiter à l’avenir des contrats sur d’autres types d’énergie. Sa création est clairement dirigée contre le monopole asiatique de la place de Singapour. Son implantation dans le deuxième pays consommateur du monde lui donne déjà une place incontournable.

Si nous observons à présent les relations russo-japonaises, il est important de rappeler que les deux puissances n’ont jamais signé de traité de paix, 69 ans après la fin de la guerre. Toutefois, les relations sont nettement en voie d’amélioration : le premier ministre japonais s’est déplacé à Sotchi pour les Jeux olympiques et avait exprimé sa volonté d’aller vers un traité de paix dans une précédente visite – un traité portant essentiellement sur les îles Kouriles, qui regorgent de ressources pétrolières et gazières. Ces problématiques géopolitiques n’empêchent cependant pas l’activité commerciale, notamment pour Toyota qui reste le premier investisseur japonais en Russie.

Avec l’Inde, les relations sont plus stables et plus saines. Une coopération active est à l’œuvre depuis l’indépendance du pays en 1947. Les Russes sont entrés dans le pays et développent des partenariats dans l’ingénierie (bâtiments, centrales électriques et nucléaires). Aujourd’hui, 75% du parc militaire indien est russe.

Quant à la Malaisie, le Vietnam et l’Indonésie, ils constituent également des clients pour l’armement livré par la Russie qui garde une influence nette et croissante, dans les télécoms, les assurances ou encore la banque de détail.

III. Quelles perspectives pour 2050 ?

Philippe Pelé-Clamour insiste en premier lieu sur la démographie chinoise, qui risque de changer la donne dans les prochaines décennies. Compte tenu de la population actuelle de la Chine à 1,3 milliard d’habitants, on peut anticiper l’arrivée de 200 millions de chinois d’ici 25 ans, soit un total de 1,5 milliard d’habitants. Dans ce contexte, la Russie doit trouver un équilibre, en se rapprochant éventuellement de l’Europe, ou bien mettre le cap à l’Est en accélérant la colonisation de ses territoires autour de Vladivostok et de Khabarovsk. Ne pas agir correspondrait à un retour de ces terres à la Chine. Petit rappel historique : Mikhaïl Vassilievitch Lomonossov disait «Российское могущество прирастать будет Сибирью» ! Autrement dit : « La puissance russe va grandir avec la Sibérie ».

D’ici 2050 mais peut-être déjà en 2030, nous allons arriver à la fin des transferts de technologies avec la Chine, sur le nucléaire, le spatial et l’armement. Les centres de recherche et les industries russes vont devoir fournir des efforts pour développer et exporter de nouvelles technologies. La Russie doit rechercher les moyens de rester compétitive à long terme.

A l’horizon 2050, la carte des places financières mondiales risque d’être recomposée. La nouvelle place financière sera-t-elle située à Shanghai après New York et Londres ? Vladivostok deviendra-t-elle une zone offshore, complémentaire de Hong Kong ?

Au niveau énergétique, malgré l’opposition de la Chine, la Russie sera devenue à cet horizon un acteur mondial pour le gaz, en investissant dans des terminaux méthaniers sur sa côte pacifique. La route du Nord, sur le continent Arctique, sera ouverte pour les exportations vers les USA. Vladivostok est au cœur de la stratégie d’investissements logistiques, notamment dans les terminaux de Gaz naturel liquéfié (GNL).

Enfin, sur le plan politique, une transition générationnelle aura eu lieu d’ici 35 ans en Russie. Vladimir Poutine ne sera normalement plus au pouvoir en 2024. Une nouvelle génération de dirigeants tiendra les rênes du plan stratégique russe, en particulier en ce qui concerne les problématiques d’infrastructures, de peuplement, d’investissement et de logistique qui seront déterminants. Dans ce cadre, Vladivostok pourrait bien devenir le centre vital et le poumon économique de la nouvelle Russie en 2050.

En définitive, Philippe Pelé-Clamour a voulu souligner ici combien Moscou cherche à réunir les attributs d’une grande puissance moderne, particulièrement sur le plan des alliances stratégiques internationales. Dans la situation que nous traversons aujourd’hui, la Chine et l’Inde seront au centre de cette nouvelle donne.

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